French translation of the original English text
En 2010, on a pu voir le chorégraphe Hofesh Shechter atteindre un sommet particulier : sur un décor de plusieurs étages, avec des musiciens classiques au premier niveau, un orchestre de rock au second niveau et Shechter perché tout en haut, s’agitant au-dessus d’un groupe de danseurs massé en bas dans un mouvement de rassemblement puis de dispersion. L’allure qu’il se donne est aussi dérangeante que grisante : rocker héroïque et rebelle, avec sa guitare de « heavy metal », ou dictateur mégalomane, démagogue incitant à la révolte. Le groupe devient hystérique.
La pièce est Political Mother (Mère Politique). Elle sera donnée par la suite dans les plus grandes salles de concerts de rock. Elle marque l’achèvement de l’ascension de Shechter, nouveau venu inconnu projeté au statut d’icône acclamée pour sa popularité et son style. Political Mother incarne sans doute la réalisation la plus accomplie du style qui le rendit célèbre.
Il y a à l’origine du projet la musique rock composée et souvent jouée par Shechter lui-même, lui qui a étudié la musique bien avant d’aborder la danse. Né à Jérusalem en 1975, il joue du piano dès l’âge de six ans et se rend en France après son service militaire pour étudier la musique. Il y joue, entre autres, des percussions dans un orchestre de rock nommé Les Êtres humains. Lorsqu’il arrive plus tard à Londres, c’est en tant que batteur et non comme danseur. Dans beaucoup de ses compositions musicales, on décèlera souvent une tension entre le classique et le rock, comme deux modes délibérément opposés l’un à l’autre. Ainsi dans Sun (Soleil, 2013), des bruits stridents et détonants interrompent la musique baroque, ou dans Grand Finale (2017), des orchestrations finement ciselées de Tchaïkovski et Lehar luttent contre des hurlements électroniques. Efficace, cela l’est assurément : on ne peut passer à côté de discordances aussi audibles. Mais le but n’est pas seulement de faire de l’effet. Cette dissonance concorde aussi avec l’opposition entre rébellion et conformisme, qui si souvent le fascine, avec ce jeu des hiérarchies de pouvoir et de rang qui interpelle son imaginaire et que l’on voit exposé de façon littérale dans le décor à plusieurs étages de Political Mother.
On retrouve cette même dissonance dans la matière chorégraphique de Shechter, tout particulièrement dans son travail d’équipe. Là encore, Political Mother est emblématique de ce tissu d’oppositions en jeu. Les danseurs qui se trouvent au niveau du sol semblent être mus par des forces qui les entraînent plus loin, plus haut et plus profondément que s’ils étaient pris chacun séparément. Ils représentent non pas des individus dotés d’un libre arbitre, mais des foules qui se rassemblent et se brisent, des masses façonnées par l’idolâtrie ou conduites par des instincts animaux.
On décèle dans cette vision comme les échos de l’entraînement militaire de Shechter. Dans une interview donnée au Guardian en 2009, il parle du choc que le service militaire a représenté pour lui, lui qui a grandi dans un environnement libéral : « J’étais soudain mis dans une institution qui était l’opposé exact de la démocratie, où il fallait passer ses journées à courir et à s’entraîner à tirer et il n’était même pas possible de décider soi-même quand aller aux toilettes. Ce fut comme un électrochoc dans mon cerveau. »
Ce choc a laissé des traces dans nombre de ses pièces jusqu’à trouver son apogée dans Political Mother. Dans Uprising (Soulèvement, 2006) par exemple, sept hommes courent de manière décousue de part et d’autre du plateau comme des guérilleros en maraude. Ils se tapissent et bondissent à travers la scène avec de longs mouvements de bras tels des singes gibbons, se déplaçant comme pour un entraînement au combat. L’oeuvre se termine certes sur une image de mutinerie – une révolution populaire –, mais aussi également sur une vision masculine, militariste. Les hommes semblent être pris par des courants contraires entre leurs aspirations et leurs destinées, se regroupant en troupeaux, se singeant les uns les autres, ou se battant entre eux. Ainsi l’image de l’armée irrigue cette pièce. Tels sont notre nature animale et le pouvoir mouvant du groupe où l’amitié fraternellese transforme imperceptiblement en camaraderie soldatesque et l’action collective en coercition oppressive.
Hofesh Shechter ne nous offre pas de compas moral pour naviguer sur ce terrain. Dans Political Mother, l’image qu’il se donne tout à la fois de dictateur, rebelle et sauveur est aussi troublante que saisissante. Ses mises en scène chorégraphiques des machinations de foules et de pouvoir provoquent une sensation à la fois horrible et palpitante, comme dans un film d’action violent. En réalité, le chorégraphe semble plus théâtraliser qu’éclairer l’ambivalence. Et il le fait avec une écriture chorégraphique caractéristique et convaincante, quoique parfois répétitive : courses féroces, élans et replis défensifs, formations de groupe qui s’agglutinent puis se dispersent aussi facilement que des foules, avec autant de puissance et de fragilité que la société elle-même.
Cette barbarie belliciste que l’on observe parfois chez Hofesh Shechter est proche d’un autre élément récurrent : la danse populaire. Le chorégraphe a suivi des cours de danse folklorique lorsqu’il était enfant, et ses schémas – pas rythmiques, lignes entrecroisées, remplacements à tour de rôle – surgissent fréquemment dans ses pièces. Ce tribalisme qu’engendre la danse populaire peut être à la fois communautaire et exclusif, festif et belliqueux. De fait, Political Mother se termine sur cette phrase : « Là où il y a pression, il y a… la danse populaire ».
Ces mots ont un sens pour le chorégraphe, ce qui nous conduit à un autre élément de son style : sa propre voix. Habituellement cryptique, souvent dissimulée, parfois ironique, la voix de Shechter revient dans plusieurs de ses pièces. Dans The Art of Not Looking Back (L’Art de ne pas regarder en arrière, 2009), il se montre inhabituellement explicite : « Ma mère m’a abandonné à l’âge de deux ans », dit-il au début. L’oeuvre qui suit n’est pas uniquement une réponse exclusivement féminine à sa pièce Uprising entièrement masculine, mais aussi une amplification saccadée de la peine, de la perte et du pathos.
Au fil des pièces, la voix chorégraphique de Shechter a trouvé son grain : avec ses manoeuvres militaires, ses pas de folklore, ses forces sociétales et ses pulsions animales, ses dissonances inconfortables et ses excitations sauvages. Si cette voix chorégraphique a fait vibrer une corde profonde et précise dans Political Mother, le chorégraphe semble avoir, depuis lors, exploré des registres plus variés.
Ainsi, dans Sun (2013), il éclaire la scène de blanc et fait jouer à ses danseurs, le temps d’un instant, dans des gestes maniérés et d’une politesse exagérée, les rôles de Pierrot et du Fou de la Commedia dell’Arte. Dans sa trilogie des Barbarians (Barbares, 2015-2016), il superpose une chorégraphie de groupe d’une agressivité saisissante avec la voix off d’une séance de coaching entre une version fictive de lui-même et une femme robot psychologue. L’oeuvre se termine sur le duo d’un couple marié, l’époux portant une culotte de cuir tyrolienne. Parfois la frontière entre ce qui se passe dans la tête d’Hofesh Shechter et ce qui se passe à l’extérieur est ténue. Mais c’est ce lieu même de l’ambiguïté et du possible qu’il semble véritablement habiter – observant tout à la fois différentes formes et modes d’expression qui l’entourent et ses propres anges et démons à l’intérieur de lui-même.